mardi, 04 février 2014
Coup de tabac
Hurlement du vent, cris terrifiés des oiseaux, claquements des portes, des volets, poubelles tombant et roulant sur les routes. Dehors, pas un chat, quelques silhouettes humaines tordues dans leur effort d'avancer dans le vent. Mini-tornades dans les couloirs, bruits étranges, grincements lointains, la ville des Sables d'Olonne gémit sous la tempête. Seule dans le petit appartement, j'attends demain en imaginant la fin du monde.
Comme cela doit être beau, dehors : la colère du monde, la solitude totale.
Comme on se sent fragile, quand les cloisons minces tremblent.
Et le vent hurle encore plus fort.
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samedi, 01 février 2014
La vie tranquille de Dylan-Sébastien M-T
Tu t'appelles Dylan-Sébastien M-T et tu vis dans une maison du port des Sables, qui comporte trois étages d'une pièce chacun (le salon-bar, la chambre, le bureau-chambre d'ami), une toute petite cave, un jardin ; tu te lèves vers huit heures chaque matin et tu bois ton café en caleçon et T-shirt, en regardant l'activité du port de pêche. Tu te douches en écoutant Fare Well, de Terje Rypdal, ou encore les ballades de Nick Cave ou la musique des Shudder to think, c'est du moins ce que tu faisais quand j'étais là. Mais peut-être écoutes-tu parfois Niel Young, Patricia Kaas ou The Doors.
Tu allumes ton ordinateur et te mets au travail. Tu plonges dans le code informatique, je sais que ton projet est de créer des ponts entre le langage mathématique et le langage informatique, afin de simplifier leurs relations. Tu cherches un langage universel qui permettrait de « mathématiser » en ligne, au-delà des langues humaines. Pour créer une grande toile de création et d'information mathématique universelle. Tu t'y mets plusieurs heures et quand la musique s'éteint tu ne la rallumes pas ; tu es trop absorbé. Pendant ce temps, tes deux chiens beagles, en fonction du temps, farfouillent dans le jardin ou bien dorment, étendus lascivement sur le canapé en cuir noir qu'ils ont élu comme le leur.
Mais ils savent qu'à onze heures environ, vous irez tous trois, toi sur un vélo, eux à tes côtés, saluer les plages et l'océan, jusqu'aux dunes de l'Orbestier. Au retour, du feras une omelette à la ciboulette, un peu de fromage, une crème au caramel et un café, puis tu t'installeras dans un hamac pour lire, sous la conduite musicale douce et orientale d'Anouar Brahem. Tu liras peut-être Carpentier ou Faulkner, ou Marai, ou Franketienne, comme un voyage en Amérique, en Hongrie, en Haïti... Avant de te remettre à l'ordinateur.
A l'heure de l'apéritif, tu sors ta guitare électrique et tu sirotes ta bière, tu fumes un joint et tu joues en te prenant pour Jon Atwood de Yellow 6, parfois pour John Abercrombie, parfois encore pour Ry Cooder. Cela te fait plaisir et tu n'es pas si mauvais, même si c'est le moment où tes chiens préfèrent sortir respirer l'air frais du jardin – du jardin où herbes folles et herbes de cuisine mêlent leurs odeurs délirantes entre chien et loup. Thym, ciboulette, menthe, persil, diffusent leurs fragrances alentour et font frétiller les naseaux de Safran et Lune.
Souvent, tu sors dîner vers 20h, dans le port, sur le remblai ou dans la ville, avec tes quelques copains qui vivent sur la baie d'Olonne. Vous parlez de choses et d'autres, vous mentionnez divers événements de la ville ; Nico raconte ses virées en moto sur la D 85 ; Indiana ne dit rien mais chacun sait qu'il passe tout son temps libre à mater des mangas. Vanille se souvient de son amoureux de l'année dernière et imagine celui de l'été prochain.
Tu marches un peu dans le port à la nuit, admirant les étoiles, et puis tu rentres enfin. Dans ton lit, tu téléphones à ta sœur, puis tu lis ou tu envoies des sms aux copains de Nantes, de La Rochelle, de Paris et de Nancy. Puis tu t'endors doucement et tu ne fais presque jamais d'insomnies.
Bien sûr, le jeudi, tu te lèves plus tôt pour aller donner, toute la journée, des cours à la faculté de Nantes. Bien sûr, le dimanche tu te couches très tard car tu dois envoyer, avant de t'endormir, le billet d'humeur au site Internet InfoRmathématik. Mais ces deux obligations professionnelles, qui t'ennuient peut-être quelquefois, sont la condition de ta vie parfaite, de ta vie impeccable, de ta vie sans souci.
Tu réfléchis : si tu rencontrais une amoureuse, si elle voulait avoir un enfant avec toi, dirais-tu oui ? Oh, mais bien vite tu mets un album musical – par exemple un album de Biosphere ou de Yellow 6 – et la question se noie dans les volutes d'accords mineurs.
J'aimerais te ressembler, frère.
(On peut aller lire, sur l'Encyclopédie de l'agora, un article intéressant de Bernard Lebleu, "Le loisir entre oisiveté et désoeuvrement").
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samedi, 25 janvier 2014
La nuit dernière
J'ai quitté la grande ville et je m'enfonce dans le silence nocturne des petites villes de province. Mais que se passe-t-il, dans un port, la nuit, l'hiver ? Tous les soirs, je me cache dans un grand manteau noir et je sors dans la bruine. Les ruelles éclairées par les lampadaires m'indiquent le ton à donner à ma démarche. Impasse des Francs-Maçons, rue de l'Enfer, rue Rapace, rue des Bons Enfants, rue Rapide, rue Zig-Zag, rue de la Pie, rue Monte-à-peine, rue de la Patrie... Et puis je déboule sur le port et je vais voir si le phoque qui dort sur la cale est bien venu ce soir. Solitaire, il échoue volontairement le soir ici, et quand la marée monte il se laisse glisser à nouveau vers le large. Qui es-tu, mystérieux phoque et depuis combien de mois, d'années, vis-tu ? A quoi penses-tu, dans ta solitude, au milieu des bateaux dormants et des épaves en réparation, sous la grande glacière, pas loin de la capitainerie ? Toi qui t'approches des lieux humains, à quoi songes-tu, immobile et endormi ?
J'ai eu peur, impasse Guine, à trois heures du matin. Même le pub des grands fêtards était fermé. Plus rien ne bougeait dans le port, plus rien que moi et lui. Quand j'ai vu sa silhouette, j'ai d'abord cru à un homme et j'ai eu très peur. Puis je me suis dit, "ce n'est qu'un chien". Quelques instants de soulagement avant que je ne l'aperçoive. Il avait des babines dignes des chiens qu'on faisait combattre dans les arènes romaines. Il grognait. Il bavait. Ses joues pendaient jusqu'au sol et entre ses lèvres tombantes apparaissaient d'énormes dents.
- Pardon, tout va bien, lui murmurai-je, pour le calmer.
J'imaginais qu'en cas d'attaque imminente, en criant très fort quelqu'un entendrait mon appel au secours malgré le vent sifflant et bourdonnant, malgré les ding-dongs des mats des bateaux, malgré l'extinction de toute vie à cette heure. Mais je vis son regard et je vis qu'il était bon.
Je m'approchais, tenant dans ma main enfouie au fond de ma poche cette jolie croix qui date du XVIII°siècle, que ma mère m'a offert l'année de mes trente ans et qui ne me quitte plus. (J'espère mourir en la portant autour du cou, à sept heures du soir, dans le soleil couchant, en rentrant d'une promenade, quand je serai vieille). Cette croix, symbole d'amour et de sacrifice, je ne la quitte pas car j'ai regardé un film d'autodéfense qui expliquait que lorsqu'on est agressé par un être dangeureux et déterminé, la seule façon de s'en sortir était d'être au moins aussi déterminé que lui. C'est à dire : prêt à tuer. C'est pourquoi, à l'heure des grands détournements vintage et shabby chic, je garde cette croix (clef de Barbe-bleue ou porte du paradis ?) pour la planter dans l'oeil de celui qui en veut à ma bourse, à ma peau, à mon honneur.
Allais-je devoir en passer par là ? C'était presque un désir, tant je suis timorée, tant j'ai envie au tréfonds de moi de vaincre.
Mais je vis qu'il était attaché à une corde, et j'osais m'approcher.
Il grognait, il piaffait, il bavait.
Et je vis qu'il portait sur le cou des marques de brûlure. Des brûlures de cigarettes.
Le cadenas de la chaîne était fermé, mais la clef était restée dessus. J'ouvris et délivrais la bête, précipitant peut-être mon propre destin. Le molosse allait-il se ruer sur moi et me transformer en charpie ? Le propriétaire du chien (puisque nous, humains, sommes assez exsangues de vie pour nous approprier d'autres êtres) allait-il débarquer, un couteau à la main ?
Le chien comprit qu'il était libre. Il fit quelques pas hors de l'impasse. Je le suivis. Il marcha vers le port et erra quelques temps, sous mon regard qui tentait de distinguer ses mouvements dans la nuit. Cette nuit d'hiver était noire et pure et des étoiles par milliers scintillaient loin au-dessus de notre monde.
Je le vis descendre sur la cale et j'eus peur pour le phoque. Qu'allait-il se passer entre l'échoué de la nuit et la bête maltraitée ? Je m'approchais, le coeur battant. Le dogue ne fit que renifler le phoque, qui ne l'entendit pas. Puis il se mit à l'eau.
C'est alors que j'entendis des hurlements. A l'entrée de l'impasse, quelques hommes jeunes chargés d'alcool et de violence criaient un nom : "Kheops ! Kheops, sale bête ! Kheops !"
Effrayée, je m'accroupis derrière une camionnette garée tout près de moi.
Dans l'eau, Kheops restait immobile. Je crus distinguer son regard tourné vers moi. Les appels avinés, pleins de colère, retentissaient dans le port. Une lumière à l'étage d'une maison s'alluma, puis s'éteignit aussitôt.
Un bruit d'eau léger m'interpella. Keops nageait vers le large, silencieusement. Il nageait vers le chenal, vers l'ouverture de la mer.
Profitant d'un nuage qui passait sur la lune et rendit le port entièrement noir, je me levais de derrière la camionnette et m'enfuis vers le remblai.
Il était quatre heures du matin, quand je refermais la porte du petit appartement derrière moi. Je ne dormis pas de la nuit.
Bonne chance, Kheops.
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lundi, 21 octobre 2013
L'absence de valeurs chrétiennes
Dans les années 1960, le Vatican a fait avec la liturgie ce que beaucoup de pays ont fait avec l'architecture et l'urbanisme : destruction d'une grande partie d'un patrimoine multiséculaire et construction hâtive de nouveautés fonctionnelles qui vieillissent mal.
Je ne parlerai pas de ces changements liturgiques : abandon d'une langue universelle, abrègement du rite de la messe, traduction de cette messe abrégée dans les langues vernaculaires. Je parlerai d'erreurs de langage que les catholiques (et autres chrétiens) font souvent, en montrant par ces erreurs inconscientes, mais pas innocentes, qu'ils commettent de grands écarts par rapport à la foi qui devrait être la leur.
En parlant de valeurs chrétiennes, les chrétiens démontrent qu'ils sont entièrement convertis à la pensée laïque. En effet, une valeur est quelque chose de fondé sur la raison et le concensus. Ainsi, les valeurs républicaines n'ont rien d'une vérité révélée par un Dieu ni d'une vérité scientifique déduite après une étude rigoureuse : c'est un consensus humain, né de la réflexion de la communauté des hommes libres qui forment la République. Contrairement à la révélation divine, aux vertus cardinales et théologales, aux commandements, les valeurs ont vocation à être discutées, remises en question, modifiées en fonction de l'avancée de la raison humaine. Or le christianisme est une religion de la transcendance, et ce que cette religion propose, n'a rien de discutable ou de modifiable. Transformer le dogme de la confession chrétienne catholique en valeurs, revient à le trahir.
En parlant de former des élites chrétiennes, les chrétiens démontrent encore qu'ils se sont éloignés du message christique pour adopter des sentiments laïcs et une vision du monde sans religion. L'élite chrétienne, selon la tradition, se compose des âmes sanctifiées, des saints et de ceux qui leur ressemblent, de ceux qui iront directement au paradis sans passer par le purgatoire. En aucun cas, une gent de hauts diplômés, de dirigeants ou de riches ne peut constituer une quelconque élite chrétienne. Tout au plus forment-ils des élites laïques pratiquant la religion chrétienne.
Des valeurs chrétiennes, portées par une élite chrétienne ? Ce serait une hérésie à l'état pur. Il n'y a pas de valeurs chrétiennes, il n'y a que des vertus inaliénables, que la raison peut comprendre, mais qu'elle n'a pas vocation à modifier. Ainsi la foi, l'espérance, la charité, ou encore la communion des saints, l'obligation de ne pas pêcher contre le saint-esprit. Personne, pas le moindre clerc, ne peut prétendre tirer d'une vertu ou d'un commandement, une valeur. Les vertus et commandements sont à pratiquer tels quels, dans leur essence sacrée et n'ont pas à être traduits en comportements laïcs.
Quant à l'élite chrétienne, elle existe certes, mais n'a strictement rien à voir avec l'élite d'une société. Nous verrons au jour du jugement si nous en avons fait partie ou non, de l'élite chrétienne, et ce, que nous soyons trisomiques ou diplômés de l'école polytechnique.
Si dans une église ou dans une revue estampillée catholique, un évêque, même sincère, vous recommande de suivre les valeurs chrétiennes qui portent l'église, vous pouvez être certain que ce pasteur n'a pas beaucoup de chances de vous entraîner vers les portes du ciel.
Edith de CL
Le catholicisme sur AlmaSoror :
Solstice d'été ou la Saint-Jean
Évangélisation et assimilation
Et moi j'écoutais, crevant d'ennui
Tous les métiers mènent au ciel
L'abbé Suger, maître de l'an 3000
Pleines de grâce : pietas de Rome et du Poiré-sur-Vie
John Littleton, un Américain à Reims
Familles, fières de vos mensonges
Cœur de pierre, Pierre qui Vire
Chefs de guerre et de religion
Amour d'un homme pour son petit garçon
Attendant la Jérusalem céleste
Je vois les chevaliers traverser les mers
Commentaire de Mirimonde sur une vanité
Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste
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mardi, 01 octobre 2013
L’Olonnois
Le capitaine Barbier se rappela le jour d’anniversaire de ses quatre ans : en trois coups de poing, Joe Ragondin, qui n’avait alors que trois ans et demi, l’avait étalé sur les pavés de la cour de récréation. Il avait saigné et la maîtresse avait grondé Joe. Mais cela ne l’avait pas consolé. Il était rentré chez lui avec une grande tristesse au fond du cœur.
Aujourd’hui, le capitaine Barbier avait cinquante-quatre ans. Il regardait la mer scintiller sous un ciel bleu étincelant. Il ne lui restait plus qu’une seule année pour attraper le vieux filou. Après, il serait mis dans les bureaux. A cinquante cinq ans, l’administration estime que vous êtes trop vieux pour faire le zouave avec un flingue et des bottes. Le capitaine Barbier, il est vrai, se sentait fatigué. Mais il ne voulait pas partir à la retraite sans avoir capturé le hors la loi, que les polices du monde entier surnommaient « l’Olonnois ». Le baroudeur qu’aucune police du monde n’avait pu attraper, lui, il l’aurait. Il le fallait. Ce serait sa vengeance. Cinquante ans plus tard, les trois coups de poing qui le faisaient toujours souffrir lui seraient enfin payés.
La mer des Sables d’Olonne était d’huile. Calme et sage, elle roucoulait doucement sous le scintillement bleu qui la traversait. Seules quelques vaguelettes crachouillaient sur le sable. Le Capitaine Barbier s’avança sur la jetée. Ses gars étaient postés un peu partout autour de lui.
La lutte avait été rude. Mais aujourd’hui, il n’y avait plus aucune chance pour que l’ennemi de toutes les polices du monde échappe au piège. Jugez plutôt : quatre sous marins planqués de chaque côté de la rade.
- Capitaine, vous croyez qu’on va vraiment l’avoir, ce Ragondin ?
- Aussi vrai que je m’appelle Barbier et que je suis capitaine de la gendarmerie maritime des Sables d’Olonne, on l’aura.
- Vous êtes un as, capitaine. Vous n’aimez pas les pirates, vous.
- Tu ne crois pas si bien dire.
Si Joe Ragondin avait trois ans et demi quand il avait dégommé le capitaine Barbier dans la cour de l’école, aujourd’hui, il avait donc cinquante-trois ans et demi. Après avoir terrifié les gendarmeries maritimes de toute l’Europe, il allait finir sa carrière au port où il avait grandi. Le capitaine Barbier tourna le regard vers le Nord ; le Palais de Justice faisait face à la mer. Il se demandait dans quelle prison les juges enverraient son pire ennemi. Il y avait des prisons partout en France, et Barbier au fond s’en fichait. Ce qui lui importait, c’était d’être enfin vengé de la plus grande humiliation de sa vie. « La vengeance est un plat qui se mange froid », se répétait-il. Quelle patience il avait fallu pour en arriver là !
Son second s’approcha de lui.
- Où en est-on ? demanda Barbier.
- Capitaine, le voilier de Ragondin est en vue. Les quatre sous marins sont prêts à ouvrir le feu.
Soudain, le voilier du bandit s'offrit à tous les regards. Il s'approchait à bonne vitesse, ses jolies voiles vertes dansaient dans le vent. Aussitôt, surgirent du fond de l'océan quatre énormes cheminées d'acier : c'étaient les sous-marins qui remontaient lentement à la surface, les armes braqués vers le petit bateau du grand braqueur des mers.
Il n'y eut pas de combat. Face aux tanks marins, Joe Ragondin avait hissé le drapeau blanc pour annoncer qu'il se rendait.
- Je ne vais quand même pas vous suicider, les gars, dit-il à ses deux acolytes, deux jeunes garçons de la DDASS que le hors-la-loi avait pris sous son aile. Vous direz que je vous ai menacé de mort et je ne vous contredirai pas. Ainsi, vous ne ferez pas trop de prison et vous aurez une seconde chance.
Les deux gars n'eurent pas le temps de le remercier. Une centaine de gendarmes prenait le voilier d'abordage. Ils faillirent couler tant ils étaient nombreux sur ce léger bateau.
Lorsque Joe Ragondin mit le pied sur la terre, il était entouré d'une volée de gendarmes qui l'avaient menotté aux poignets et aux chevilles et qui devaient maintenant le soutenir pour le faire avancer.
Le capitaine Barbier souriait de bonheur et de fierté. Sa poitrine se gonflait d'orgueil. Il avait atteint l'apothéose de sa carrière de justicier. Il s'avança lentement vers son ennemi.
- Tu as fini de rire, Ragondin ! S'écria-t-il afin que les journalistes puissent l'entendre.
Mais Joe Ragondin, qui l'avait regardé s'approcher, lui répondit à voix basse :
- Crapule ! Tu m’as eu… Allez… Tu es content, hein… Tu n’as jamais oublié la honte de tes quatre ans, pas vrai ?
Barbier baissa les yeux. Soudain, il eut honte de cette histoire. Vrai, il avait couru derrière le plus grand pirate du monde pour une baston d’enfance ?
Ragondin cracha, puis il sourit.
- Tu veux savoir pourquoi je t’ai asséné ces coups, ce jour là ? C’était, il y a, attends… Je calcule les années qui nous séparent.
- Cinquante ans, prononça Gilles Barbier dans un murmure.
Ragondin siffla d’étonnement.
- Cinquante, déjà. On se fait moins jeunes, dis.
Barbier osait à peine le regarder.
- Tiens, je te le dis. Je t’avais donné ces coups de poing parce que je t’aimais bien. C’est comme ça que je faisais pour me faire remarquer. Parce que je ne savais pas faire autrement. On m’avait appris ça, chez moi. Allez, excuse-moi, vieux. Excuse ces coups.
Barbier avait la tête baissée, toujours. Tout d’un coup, il était écrasé par les années qui avaient passé, par l’amitié qui n’était jamais venue, par la fragilité du grand filou menotté.
- Pardon, je te traite comme un vieil ami. Mais tu es le capitaine Barbier. Pardonnez-moi, Capitaine. Je vous ai tutoyé.
Les gars le tirèrent et le firent monter dans le fourgon. Barbier entendit les sirènes.
- Vous venez, Capitaine ? Lui dit un des gars, lui montrant du doigt la deuxième voiture, prête à partir.
- Un instant, murmura Barbier.
Il voulut regarder la mer un instant. Elle était belle, comme elle avait toujours été et comme elle serait toujours. Et lui, il se sentait le cœur lourd. Cinquante ans pour se rendre compte que la vengeance a un goût de cendre.
- Capitaine ! appelaient ses gars.
Alors le capitaine Barbier inspira un grand coup d’air, se détourna de la mer palpitante et suivit ses gars.
Edith de CL
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lundi, 18 février 2013
Lumières dans la ville morte
Phot. Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva
Lac de nuit, sur ta rive herbeuse je dansais,
Loin des villes lumière où tout s'éberluait.
C'était l'été naissant, mon père était parti,
Et la voix des amants m'ensorcelait l'esprit.
Entre deux crépuscules, il fallait que j'ordonne
Aux bateaux condamnés dans les Sables d'Olonne,
De naviguer encore et toujours sur le flot
De l'enfance oubliée où gisent les héros.
Lac de nuit, sur ta peau boueuse je dansais,
Loin des villes mystère où tout se mélangeait.
C'était l'hiver naissant, ma mère rentrait tard
Et les cris des voisins jaillissaient dans le noir.
Au milieu de la nuit il fallait que j'annone
La prière des fées, l'hymne de Perséphone,
Quand la faucheuse hantait les immeubles d'en face,
son ombre dessinant des gestes qui terrassent.
Lac de nuit, sur ton onde immense je dansais,
Loin des villes colère où tout s’ébouriffait.
C'était la saison sèche où les larmes tarissent
Et la peur des échecs alourdissait mon vice.
Entre deux solitudes, il fallait que j'invente
Un avenir radieux, un rêve qui m'enfante.
Pourtant le temps passé a déposé des rides
Sans jamais modifier le visage du vide.
EdeCL quelque part en 2012
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dimanche, 27 janvier 2013
Si loin d'Olonne...
Qui suis-je ? Cela importe peu. Pourtant, je me pose parfois la question...
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lundi, 03 décembre 2012
Gesril
Un souvenir d'enfance de Chateaubriand, qui parle de Gesril.
Gesril, meilleur ami de l'écrivain et compagnon des jeux et des bêtises de son enfance, sera fusillé à la Révolution. La France est la gouvernante des enfants Chateaubriand.
"J"allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : "Laisserons-nous passer ces gueux-là ," et aussitôt il leur crie : A l'eau, canards !". Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jusqu'à nos domestiques. Je ne fus pas comme Horatius frappé à l’œil : une pierre m'atteignit si durement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.
Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne put me persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allais cacher au second étage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train : elle lui représenta une mitre ; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand'messe avec lui et ses sœurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre : le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot ; ma mère poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible."
Mémoires d'Outre-tombe - François-René de Chateaubriand
(Photo : au large des Sables d'Olonne, par Mavra V-N)
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jeudi, 08 novembre 2012
Soleil d'hiver
Par Hanno Buddenbrook
"Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend"
Louis Aragon
Mais tu parlais. Et je ne t'écoutais plus. J'étais parti. Je voguais en pensée sur la lame du couteau. Un matin, las de rêver d'ailleurs insaisissables, j'ai mis dans un sac quelques objets d'importance médiocre et j'ai pris la route. Le scooter ne tomba pas en panne, complice mystérieux de mon amour blessé.
Je roulai, des heures, sur l'autoroute du soleil gercé par les froidures d'hiver. J'écoutais mon coeur craquer ses chaines et retrouver sa libre respiration, loin de tes mépris du matin. Mon blouson laissait passer des flots de vent qui me délivraient. Envoloppée dans une joie nouvelle, je sentais aux yeux des larmes perler comme des présents d'une enfance depuis lontemps perdue.
J'arrivai dans un motel au bar paumé comme il y en a sur cette côte de France. Je savais que j'étais redevenu libre. Je savais que je n'avais plus rien.
Errances, vagabondages, rencontres, tentatives, déceptions, rires partagés : ce qui suivit n'a pas sa place ici.
Je me demande parfois ce que tu as pensé ce matin-là, si tu as crié. Je me demande où tu es, à quoi tu penses. Est-ce qu'un autre homme-esclave souffre à tes côtés, à ma place ?
Le jour où j'ai tout quitté, j'ai salué à nouveau l'enfant que j'avais été un jour et qui avait souffert de désamour. Je lui ai dit : "maintenant, ça va aller mieux. On va avoir faim, ou froid, ou mal, mais on va sourire aux étoiles, et on va s'aimer en se regardant dans le miroir du rétroviseur".
Et l'enfant et l'homme roulent ensemble, depuis. Amis. Guéris.
Hanno Buddenbrook
(traduction d'Edith de CL)
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mercredi, 26 septembre 2012
les Sables de septembre
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samedi, 24 mars 2012
L'amour et l'occident
Sara nous propose trois photos et un fragment de L'amour et l'Occident, de Rougement.
"Nul besoin d'avoir lu le Tristan de Béroul, ou celui de M. Bédier, ni d'avoir entendu l'opéra de Wagner, pour subir dans la vie quotidienne l'empire nostalgique d'un tel mythe. Il se trahit dans la plupart de nos romans et de nos films, dans leur succès auprès des masses, dans les complaisances qu'ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent d'amours miraculeuses. Le mythe agit partout où la passion est rêvée comme un idéal, non point redoutée comme une fièvre maligne ; partout où sa fatalité est appelée, invoquée, imaginée comme une belle désirable catastrophe, et non point comme une catastrophe. Il vit de la vie même de ceux qui croient que l'amour est une destinée (c'était le philtre du Roman) ; qu'il fond sur l'homme impuissant et ravi pour le consumer d'un feu pur ; et qu'il est plus fort et plus vrai que le bonheur, la société, la morale. Il vit de la vie même du romantisme en nous ; il est le grand mystère de cette religion dont les poètes du siècle passé se firent les prêtres et les inspirés."
L'amour et l'occident, Denis de Rougemont
Voir l'exposition en ligne de la Bibliothèque Nationale de France sur les légendes arthuriennes, dont l'histoire de Tristan et Iseult est issue.
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samedi, 11 février 2012
Le dernier rêve...
Le dernier rêve du dernier jour.
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mercredi, 08 février 2012
Mémoire des jours heureux
"Le matin nous trouvait calmement endormis
Midi brûlait de l'or dans nos cheveux
La nuit, nous nagions dans la mer rieuse
Quand l'été sera parti...
Où serons-nous ?"
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lundi, 23 janvier 2012
Âmes-soeurs et corps-frères
En écoutant Solitude, de l'électro-guitariste norvégien Terje Rypdal, Edith tente de percer le mystère qui engouffre tant de vies.
J'entends les gens chercher des âmes-sœurs, chaque âme cherche l'âme-soeur qui l'accompagnera dans son destin.
Je vois les gens chercher des corps-frères, chaque corps cherche le corps-frère qui l'enserrera dans sa nuit de repos.
Ils cherchent, ils ne trouvent pas, puis ils trouvent et ne me téléphonent plus. Ils disparaissent dans l'ouate amoureuse d'où ils me regardent avec pitié, avec dédain.
Puis ils trouvent qu'ils s'étaient trompés d'être, ils se séparent de l'âme-corps défraternalisé. Ils me téléphonent à nouveau. Ils réapparaissent aux portes de l'amitié et lèvent des verres à ma santé, à nos mémoires partagées.
Et la quête recommence.
Parfois ils trouvent l'âme-soeur, enrobée d'un corps étranger. Parfois, ils trouvent le corps-frère, qui abrite une âme étrangère. Alors la souffrance les étreint et ils en veulent à celui, à celle qu'ils ont cru pouvoir aimer.
Le triptyque aux trois volets : ébats sauvages, caresses fondantes, murmures secrets, n'existe que pour quelques heures, quelques jours, quelques mois, quelques années. Et pour avoir sa place dans ce retable de l'amour, qui n'y sacrifierait pas une grande part de soi-même ?
L'amour est le nom que l'on donne à toutes les causes perdues.
Toutes les âmes sont mes sœurs. Tous les corps sont mes frères. Je suis seul(e) face au coeur-océan.
Édith de CL
20 janvier 2012, 14h26
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mardi, 10 janvier 2012
Dauphins
AlmaSoror accepte de publier cet appel, cette adresse inutile d'Esther Mar
à un ami emmuré dans son ciel infini
La chambre d'Hamilcar à Apsyaï
L'esprit d'Hamilcar ressemble à cette mer entre deux eaux.
"Oublie tes symptômes recommence à vivre. Oublie tes symptômes. Va voir où les dauphins crient, dans la mère-mer. Oublie tes symptômes à l'oreille droite ; oublie tes symptômes à la jambe gauche ; oublie tes symptômes du coeur et tes symptômes du scandale. Oublie tes symptômes, va voir les dauphins, là-bas dans la liberté de la mer, loin du sanatorium. Va voir les dauphins au fond de la mer, loin du sanatorium".
Ce furent les dernières paroles d'Hamilcar Merri avant d'entrer dans le monde nacré de son imaginaire, d'où aucune porte ne permet de sortir. Son imaginaire est un univers couvert de portes d'entrées par lesquelles on ne peut passer dans l'autre sens. Aussi est-ce avec curiosité que je l'écoute quand il parle encore, dans sa nouvelle langue à double sens, dans la blancheur des sas, derrière les murs d'Apsyaï.
Ami parti, au corps inchangé, aux gestes ralentis, je ne te demande même pas de revenir ou de redevenir. Je contemple notre amitié sans pierre d'attache. Je t'aime encore.
Esther Mar
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